La revue Études sur la mort sollicite vos contributions pour un numéro portant sur le rapport entre les continuing bonds (liens continus) et les deuils.

Problématique

Les continuing bonds, ou liens continus entre vivants et défunts, représentent une avancée significative dans les théories contemporaines du deuil. Contrairement aux approches classiques qui prônaient la rupture des liens avec le défunt pour favoriser une adaptation saine (Freud, 1917/1961 ; Worden, 1982), cette perspective valorise la persistance des relations émotionnelles ou symboliques comme des mécanismes essentiels pour s’adapter à la perte (Klass, Silverman & Nickman, 1996). Ces liens, qui incluent des conversations imaginaires, des rituels, ou des vécus subjectifs de contact avec le défunt (VSCD), sont rapportés par une majorité de personnes endeuillées, soit environ 50 % à 60 % des cas (Root & Exline, 2014 ; Elsaesser, 2021 ; Steffen & Klass, 2018).

Cependant, malgré leur prévalence, ces liens sont encore mal compris et souvent stigmatisés, notamment dans les sociétés occidentales. Ils sont parfois perçus comme des signes de dysfonctionnement psychologique, ce qui limite leur reconnaissance dans les cadres cliniques et sociaux. Cette stigmatisation découle d’une vision rationaliste et matérialiste de la mort, héritée de la modernité, où les interactions avec les morts sont fréquemment interprétées comme des projections ou des hallucinations (Field & Filanosky, 2010 ; Molinié, 2006). En réalité, des recherches démontrent que ces liens, loin d’être pathologiques, constituent des ressources adaptatives pour de nombreuses personnes endeuillées.

Approches théoriques et épistémologiques

Le paradigme des continuing bonds repose sur une conception dynamique du deuil, où la relation avec le défunt évolue plutôt qu’elle ne se rompt. Cette perspective met en avant l’importance des liens émotionnels et symboliques pour favoriser une adaptation progressive aux changements liés à la perte (Klass, 1993 ; Rothaupt & Becker, 2007). Dans une perspective ethnopsychologique, Magali Molinié (2006) souligne que les morts sont perçus comme des « êtres sociaux » qui continuent d’agir symboliquement dans la vie des vivants. Par ailleurs, Vinciane Despret (2015) explore les modalités par lesquelles les défunts « agissent » sur les vivants, en mobilisant des pratiques narratives et symboliques pour maintenir des interactions signifiantes.

Les croyances post-mortem jouent également un rôle déterminant dans la manière dont ces liens sont perçus. Pour les personnes croyant en une vie après la mort, les liens peuvent être vécus comme une continuation naturelle de la relation, offrant réconfort et guidance. En revanche, dans les contextes matérialistes ou laïques, ces expériences sont souvent interprétées comme des symptômes à résoudre (Root & Exline, 2014 ; Suhail et al., 2011). Pourtant, plusieurs études montrent que ces liens, en procurant un sentiment de continuité et d’apaisement, réduisent les symptômes de deuil compliqué (Elsaesser, 2021).

Liens continus chez les enfants

Chez les enfants, les continuing bonds se manifestent souvent sous des formes spécifiques, telles que des jeux symboliques, des conversations imaginaires ou des perceptions de présence. Bien que courantes, ces manifestations sont souvent mal comprises par les adultes et interprétées comme des projections ou des fantasmes (Fawer, 2025 ; Normand, Nickman & Silverman, 1996). Magali Molinié (2006) met en avant l’importance des rituels dans la gestion du deuil chez les enfants et les familles. Ces pratiques permettent non seulement de maintenir un lien apaisé avec le défunt, mais aussi d’encourager une expression émotionnelle collective.

Les Vécus Subjectifs de Contacts avec les Défunts (VSCD) sont des phénomènes particulièrement significatifs dans l’expérience des enfants endeuillés. Ces vécus incluent des perceptions telles que voir, entendre ou ressentir la présence d’un proche décédé. Selon Masson et McHugh (2025), ces expériences sont profondément influencées par l’environnement de l’enfant, ses croyances et le soutien qu’il reçoit. Par exemple, les enfants qui vivent ces expériences dans un cadre accueillant et sans jugement les perçoivent souvent comme réconfortantes et naturelles. À l’inverse, ceux confrontés à la peur, au doute ou au rejet peuvent en être troublés, ce qui influence négativement leur capacité à intégrer leur deuil.

Les travaux de Laura Périchon (2021) confirment que les liens continus aident les enfants à intégrer la perte au sein des dynamiques familiales, facilitant ainsi une résilience intergénérationnelle. Par exemple, des dispositifs thérapeutiques innovants comme l’utilisation d’objets flottants (Dixit) permettent de matérialiser ces liens et de les transformer, en incluant symboliquement le défunt dans la structure familiale (Perichon, Cisterne & Duret, 2021).

Implications intergénérationnelles et socioculturelles

La manière dont les continuing bonds se manifestent et sont perçus varie selon les cultures et les générations. Vinciane Despret (2015) montre que les relations avec les défunts reflètent des dynamiques sociales et culturelles, où les morts continuent de « faire agir » les vivants par leur influence symbolique et émotionnelle. Dans les sociétés occidentales contemporaines, ces expériences sont souvent marginalisées, ce qui peut conduire à un isolement accru des endeuillés.

En revanche, dans d’autres cultures, les morts jouent un rôle actif en tant qu’ancêtres ou intercesseurs, contribuant à une identité familiale et culturelle renforcée (Hussein & Oyebode, 2009). Les rituels tels que la célébration d’anniversaires ou la conservation d’objets personnels permettent de perpétuer ces liens de manière collective et évolutive, tout en offrant aux générations futures des repères sur la manière d’intégrer la perte dans leur vie.

Les défis des pratiques cliniques et des politiques publiques

Malgré les avancées théoriques, les approches cliniques traditionnelles restent influencées par des modèles de deuil qui privilégient la rupture des liens. Cette vision restreint la capacité des professionnels à reconnaître et à intégrer les bénéfices des continuing bonds dans leurs interventions (Field & Friedrichs, 2004). Le DSM-5 reconnaît certaines problématiques religieuses ou spirituelles, mais ne fournit pas de lignes directrices claires pour distinguer les manifestations adaptatives des troubles pathologiques.

L’intégration des continuing bonds dans les politiques publiques et les formations professionnelles pourrait transformer l’accompagnement des endeuillés. En reconnaissant ces liens comme des ressources psychologiques et sociales, il serait possible de réduire la stigmatisation et de promouvoir des pratiques plus inclusives. Cela impliquerait également une meilleure sensibilisation des éducateurs et des institutions à l’importance de ces liens dans le développement des enfants et la résilience des familles.

Conclusion

Les continuing bonds, loin d’être pathologiques, représentent une ressource psychologique et sociale essentielle pour les personnes endeuillées. Leur reconnaissance dans les cadres cliniques et éducatifs permettrait d’offrir un soutien adapté et fondé sur des données empiriques. En valorisant ces liens dans les pratiques thérapeutiques et les politiques publiques, il est possible de transformer l’accompagnement des endeuillés, en leur permettant de vivre leur deuil avec plus de sérénité.

Cette problématique est particulièrement importante dans une perspective intergénérationnelle. Les adultes et les enfants endeuillés vivent et expriment ces liens de manière différente, les enfants étant souvent ignorés dans les discussions sur la mort et le deuil. Pour les enfants, les liens continus peuvent se manifester par des jeux imaginaires ou des interactions – symboliques ou pas – avec les défunts, souvent mal compris ou minimisés par les adultes. Quant aux adultes, la persistance de ces liens peut prendre des formes variées, telles que le maintien de souvenirs (physiques ou mentaux), des rituels ou des conversations avec le défunt, qui participent du processus de deuil, mais qui peuvent être également interprétés comme des complications de celui-ci.

Le numéro 164 de la revue Études sur la mort souhaite notamment explorer ces enjeux afin de mieux comprendre le vécu des personnes qui vivent ces liens continus, pour un meilleur
accompagnement et une plus grande reconnaissance sociale de cette réalité.

Thématiques à explorer

1. Paradigmes théoriques et épistémologiques des continuing bonds

Les liens continus avec les défunts remettent en question les modèles classiques du deuil basés sur l’idée d’un détachement nécessaire. Depuis les travaux de Klass, Silverman et Nickman (1996), les continuing bonds sont considérés comme une dimension normale et adaptative du deuil. Cette thématique invite à explorer les différentes approches théoriques et épistémologiques qui sous-tendent cette perspective, qu’il s’agisse de la psychologie du deuil, de la sociologie des rituels, des études culturelles ou des recherches en anthropologie. Comment nommer ces expériences qui peuvent revêtir une grande diversité : liens continus ou continués? Nécrophanies? Vécus subjectifs de contact avec les défunts? Etc. Comment ces cadres théoriques se positionnent-ils par rapport aux conceptions dominantes du deuil? Quels nouveaux outils conceptuels permettent de mieux saisir la complexité des liens qui persistent entre les vivants et les défunts?

2. Manifestations et implications des liens continus chez les enfants, les adolescents et les adultes

Les continuing bonds se manifestent de manière variée selon l’âge et les expériences de vie. Chez les enfants, ces liens peuvent s’exprimer par des jeux symboliques, des dialogues imaginaires ou une présence ressentie du défunt, tandis que chez les adultes, ils se traduisent souvent par des rituels, le maintien d’objets symboliques ou la remémoration quotidienne. Les adolescents peuvent expérimenter ces liens en explorant les marges de la rationalité et des conventions sociales, de façon ludique ou ésotérique mais parfois aussi dans l’intimité et le secret, souvent par peur du jugement. Cette section vise à analyser ces différentes manifestations et leur rôle dans l’ajustement au deuil. Comment les enfants, les adolescents et les adultes donnent-ils du sens à ces liens? Quels en sont les effets psychologiques et sociaux? Des études empiriques, des récits d’expérience ou des analyses de pratiques cliniques et éducatives sont particulièrement attendus.

3. Dimensions interculturelles et intergénérationnelles des liens continus

Les pratiques et représentations des liens avec les défunts varient largement selon les cultures et les générations. Certaines sociétés intègrent naturellement ces liens dans des pratiques rituelles et narratives (cultes des ancêtres, communication avec les esprits, transmission intergénérationnelle du souvenir), tandis que d’autres ont une approche plus individualiste et intériorisée du deuil. Cette section explore comment les continuing bonds sont façonnés par les contextes culturels et les dynamiques intergénérationnelles. Comment les familles de différentes origines transmettent-elles la mémoire et la connexion aux défunts? Quels sont les défis liés à la reconnaissance de ces liens dans des sociétés où la mort tend à être occultée?

4. Enjeux cliniques et politiques publiques : comment intégrer les continuing bonds dans un accompagnement adapté des personnes endeuillées?

Si les liens continus ne sont plus considérés comme pathologiques, leur intégration dans les pratiques cliniques et les politiques publiques demeure inégale. Cette thématique interroge les façons dont les professionnels de la santé, les psychologues, les travailleurs sociaux et les éducateurs peuvent reconnaître ces liens dans l’accompagnement des endeuillés. Quels dispositifs existent pour soutenir les personnes endeuillées en tenant compte de ces liens persistants? Comment les politiques publiques peuvent-elles évoluer pour mieux prendre en charge cette réalité? Les contributions peuvent porter sur des modèles d’intervention innovants, des programmes de soutien ou des recommandations pour une reconnaissance institutionnelle et sociale des continuing bonds.
Cet appel à contributions vise ainsi à approfondir notre compréhension des liens continus et à favoriser des approches plus inclusives et adaptées aux réalités du deuil contemporain.

Soumission des propositions

Nous sollicitons des articles originaux, des revues de littérature, des études de cas ou empiriques et des réflexions théoriques ou méthodologiques sur les thématiques mentionnées. Les contributions peuvent s’inspirer de recherches récentes ou de nouvelles analyses et synthèses de données disponibles pour apporter de nouvelles perspectives sur les dynamiques de genre dans le deuil.

Les auteurs et autrices intéressées sont invitées à soumettre un résumé de leur proposition (environ 300 mots) avant le 15 juin 2025 à cette adresse : Jacques Cherblanc : LERARS@nulluqac.ca

Les articles complets devront être soumis avant le 31 décembre 2025.

Tous les articles seront soumis à un processus de révision par les pairs. Les évaluations seront envoyées aux auteurs et autrices fin mars 2026, pour une publication prévue dans l’année 2026-2027.

Les « Recommandations aux auteurs et autrices » pour les normes de rédaction des articles sont précisées sur le site de la revue Études sur la mort : https://ciem-thanatologie.com/larevue-
etudes-sur-la-mort/

Le comité de direction :
Jacques Cherblanc, professeur titulaire à l’Université du Québec à Chicoutimi (Canada)
Christine Fawer Caputo, professeure à la Haute École Pédagogique du Canton de Vaud (Suisse).

Références

• Despret, V. (2015). Au bonheur des morts : Récits de ceux qui restent. Paris : La Découverte. https://doi.org/10.4000/lectures.19405
• Elsaesser, E. (2021). Contacts spontanés avec un défunt : Une enquête scientifique atteste la réalité des VSCD. Exergue.
• Fawer, C. (2025). Ces enfants qui disent voir ou entendre des défunts. Paris : Trédaniel, Exergue.
• Field, N. P., & Filanosky, C. (2010). Continuing bonds, risk factors for complicated grief, and adjustment to bereavement. Death Studies, 34(1), 1–29. https://doi.org/10.1080/07481180903372269
• Freud, S. (1917/1961). Mourning and melancholia. The Standard Edition of the Complete Psychological Works of Sigmund Freud (Vol. 14, pp. 243–258). London: Hogarth Press.
• Hussein, H., & Oyebode, J. R. (2009). Influences of religion and culture on continuing bonds in a sample of British Muslims of Pakistani origin. Death Studies, 33(10), 900–912. https://doi.org/10.1080/07481180903372326
• Klass, D., Silverman, P. R., & Nickman, S. L. (1996). Continuing Bonds: New Understandings of Grief. Washington, DC : Taylor & Francis.
• Masson, J., & McHugh, J. (2025, sous presse). Accueillir les vécus subjectifs de contact avec les défunts des enfants en deuil. Dans C. Fawer (Éd.), Ces enfants qui disent voir ou entendre des défunts (pp. 135–151). Paris: Trédaniel, Exergue.
• Molinié, M. (2006). Soigner les morts pour guérir les vivants. Paris : Albin Michel.
• Molinié, M. (2014). Faire les morts féconds. Terrain, 62, 70–81. https://doi.org/10.4000/terrain.15352
• Perichon, L., Cisterne, C., & Duret, I. (2021). Relations entre vivants et morts au sein d’une famille endeuillée : Quelles transformations le système opère-t-il après la mort ? Thérapie Familiale, 42(1), 59–77. https://doi.org/10.3917/tf.211.0059
• Root, B. L., & Exline, J. J. (2014). The role of continuing bonds in coping with grief: Overview and future directions. Death Studies, 38(1), 1–8. https://doi.org/10.1080/07481187.2012.712608
• Rothaupt, J. W., & Becker, K. (2007). A literature review of western bereavement theory: From decathecting to continuing bonds. The Family Journal, 15(1), 6–15. https://doi.org/10.1177/1066480706294031
• Steffen, E. M., & Klass, D. (2018). Continuing Bonds in Bereavement: New Directions for Research and Practice. Routledge. https://doi.org/10.4324/9781315144494
• Suhail, K., Jamil, N., Oyebode, J., & Ajmal, M. A. (2011). Continuing bonds in bereaved Pakistani Muslims: Effects of culture and religion. Death Studies, 35(1), 22–41. https://doi.org/10.1080/07481187.2011.535378
• Worden, J. W. (1982). Grief Counseling and Grief Therapy: A Handbook for the Mental Health Practitioner. New York : Springer.